Dix-huit ans
Il y a des anniversaires qui passent sans laisser de trace. Et puis, il y a ceux qu’on n’oublie jamais.
Mes 18 ans, je les ai traversés sans gâteau, sans bougie, sans cadeau. Mais avec une certitude dans le ventre : je ne dépendrai plus jamais de personne.
J’avais quitté les institutions, les familles d’accueil, les foyers d’ados malmenés. Je ne voulais plus de décisions imposées par d’autres. J’étais majeur, libre. Et seul.
La chambre des Champs
Ma nouvelle vie a commencé rue des Champs à Grétry, dans une chambre garnie de 6m², à peine. Un lit grinçant, un évier, une armoire. Le frigo ? Il était sur le palier. Mais pour moi, c’était un royaume. Le premier lieu que je pouvais appeler “chez moi”.
Je me souviens du bruit du petit radiateur, du rideau trop court qui laissait passer la lumière blafarde, des débuts de mois où je respirais, des fins de mois où je comptais les tranches de pain congelées.
Tout était budgétisé. Mon abonnement de bus, mes cigarettes (eh oui, à l’époque, c’était un rite de passage en institution), la nourriture, le lavoir, le coiffeur, et les petites dépenses journalières. Je sortais du pain du congélateur, tranche par tranche, pour éviter tout gaspillage.

Du juge au CPAS
À 18 ans, j’ai demandé moi-même à passer sous la responsabilité du CPAS. C’était un acte fort : fini les éducateurs, fini les décisions prises sans moi. Je voulais travailler, m’assumer, devenir quelqu’un par moi-même.
Je vivais avec moins de 18 000 francs par mois, une somme en dessous du minimex de l’époque. J’ai dû me battre contre l’administration pour qu’on me donne ce à quoi j’avais droit. Mais je tenais bon. Mon autonomie valait plus que tout.
Rue de la Province, les tentatives de lien
J’ai fini par quitter la rue des Champs pour une chambre un peu plus grande rue de la Province à Seraing. Même régime. Mais un peu plus d’air.
À cette époque, j’ai tenté de renouer avec ma mère. Tous les mercredis après-midi, je passais la voir. Elle vivait avec Gilbert, un homme plus jeune qu’elle, plutôt sympathique. J’ai pris l’habitude. C’est fou comme on s’attache à des routines quand on a grandi sans repères.
C’est là qu’un petit chien est entré dans ma vie. Benji, un bâtard de chez Humblet pour les connaisseurs. Une vraie bouffée d’oxygène.
Et puis, un mercredi, je suis venu comme d’habitude. Mais la porte est restée close. J’ai attendu. Longtemps. Jusqu’à ce qu’une voisine, une dame plus âgée, vienne me parler. Elle m’a invité à boire un café. J’étais avec Benji, qu’elle admirait.
Elle avait une fille. Pour la remercier, j’ai invité cette fille au cinéma. Le Palace, rue Pont d’Avroy. Un film, une conversation, une soirée qui s’est prolongée à Seraing. Et une relation née par accident.
De la paternité à la désillusion
Nous avons fait des bêtises. Et neuf mois plus tard, je devenais père. Mais entre-temps, il s’en est passé, des choses.
J’avais déménagé une nouvelle fois, pour un petit deux pièces meublé rue Vivegnis à Liège. On y est restés deux mois. Elle n’était pas faite pour moi. Trop passive, pas assez soignée. Mais elle portait un enfant, et moi, je voulais croire à la famille. Certainement pour donner à un enfant l’amour que je n’avais jamais reçu.
Mais l’illusion n’a pas tenu.
Nous nous sommes séparés. J’ai continué à prendre des nouvelles. Et j’ai cherché un nouveau départ.
Le salon au-dessus
C’est là que le destin m’a offert un coup de pouce : un poste d’apprenti coiffeur, avec logement au-dessus du salon.
J’ai appris vite. Mon patron, un peu fainéant, m’envoyait faire les coupes à l’hôpital. Je coiffais les dames, les unes après les autres, souvent sans rendez-vous. Un petit billet par-ci, un autre par-là. J’apprenais un métier. Et je mettais de côté.
Apprendre à vivre
Ce n’était pas une vie d’adolescent. Ce n’était pas encore une vie d’adulte. C’était une marche incertaine entre deux mondes, avec pour seul guide mon instinct.
Je voyais les autres jeunes de mon âge râler pour un repas froid ou un devoir mal noté. Moi, je me demandais comment éviter de couper l’eau tout en payant l’électricité.
Mais je ne regrette rien.
J’ai appris la valeur d’un toit. D’un silence apaisé. D’une nuit sans clé dans la serrure.
À 18 ans, j’étais libre. Et je n’avais plus d’excuses.